samedi 24 janvier 2009

Austin et la question éthique de la crédibilité

Nous ne vivons apparemment plus dans les sociétés traditionnelles et orales où la réputation de quelqu’un faisait l’essentiel de sa force, de sa richesse, et de sa valeur. Et nous ne prêtons qu’une faible attention aux procédures par lesquelles les personnes confirment ou perdent de leur crédibilité. C’est dommage pour la compréhension de ce qui nous arrive, car d’une certaine manière, dans nos sociétés encore, et plus peut-être que jamais, tout est question de crédibilité ; tout est question de confiance, et parfois de ce qu’on appelle le « culot [1] ». Nous prenons les personnes pour ce qu’elles disent être [2], et c’est pourquoi leur opinion d’elles-mêmes est si importante. Il existe en effet une incroyable assurance, et qui marche (en tout cas qui marche sur les autres) même si personne n’est dupe, et comment faire avec cette « mauvaise foi » ? Il est possible que cette effrayante apparence de confiance en soi soit le symptôme d’une démoralisation, d’une perte de toute confiance. En tout cas, cette possibilité d’une confiance feinte ou forcée me semble philosophiquement très intéressante.
Pierre Bayle, au tournant de l’âge classique et des Lumières, se posait une question voisine en cherchant, sans faire appel à des positions d’autorité ni au nombre des suffrages, « à quoi » l’on pouvait reconnaître un bon témoin historique [3]. Si l’on suit ses recommandations, un bon « critère » de reconnaissance de la crédibilité serait sans doute la cohérence : cohérence narrative du témoignage, mais aussi cohérence usuelle ou existentielle du témoin (entre son dire et son faire, par exemple). Mais je suis très sensible à ce que dit Emerson de l’insouci de cohérence dans La Confiance en soi, insouci qui est peut-être la plus belle preuve du sentiment intime de cohérence [4]. Un autre bon critère, et qui équilibrerait probablement bien le premier, serait le pluralisme du témoin, sa volonté de faire place à d’autres témoins, d’encaisser avec sympathie et curiosité l’existence de témoignages différents. Il y a chez Bayle le sceptique simultanément une confiance dans le doute et dans une forme proprement historique de la certitude, qui touche de près à ce qui sera notre question : comment partager (une croyance, par exemple) sans y obliger autrui ou sans y être obligé (de croire, par exemple [5] ).
Mais cette question de la crédibilité touche d’abord la conversation ordinaire. Comme le remarque Stanley Cavell dans son commentaire des investigations de Wittgenstein sur les raisons que je peux avoir de croire en des choses longuement exercées ou répétées, des choses de la vie ordinaire, ces « raisons » ne sont pas destinées à résoudre définitivement un doute précis, mais à éloigner le doute en quelque sorte seulement au fur et à mesure, à « faire entendre des protestations de connaissance, des supplications qu’on me tienne pour crédible [6] ». Cette protestation est aussi discrète et permanente que la demande de reconnaissance que nous nous adressons sans cesse les uns aux autres. Et la confiance mutuelle tient à cette approbation et ce témoignage réciproque par lequel on atteste les uns aux autres que l’on est bien dans le même monde humain. « Être humain c’est attester être humain [7]. »
La question à laquelle je m’en tiendrai pour ma part maintenant est celle du champ éthique. Je voudrais montrer que la crédibilité d’un locuteur ou d’un acteur est indissociable de la capacité pathique (de la sensibilité) de celui, ou celle, ou ceux, qui reçoivent, subissent, et doivent à leur tour interpréter l’action ou la parole qui leur est offerte. Et que la crédibilité tient aussi à la faculté de prendre en compte la (non-)réceptivité d’autrui. Les exigences proprement morales d’ailleurs se distinguent des règles juridiques en ce qu’elles ne peuvent être imposées et sont indissociables de leur réception pragmatique [8], comme Cavell le montre à propos d’un enfant et de sa leçon de piano : faut-il le placer illocutoirement en face d’une exigence altière, parfois décourageante, ou le placer perlocutoirement dans une situation encourageante ? C’est une question délicate car la première posture est subtilement immorale en ce qu’elle peut être perçue comme indifférente à l’autre, et la seconde peut l’être en tenant compte de lui au point qu’il ne sait plus où je suis, ce que je pense ou désire simplement.
L’éthique telle que je la comprends touche à l’ensemble de cet intervalle, et il y aurait donc aussi une éthique des sensations et de la sensibilité, une éthique de la capacité à recevoir, à interpréter, à partager ou à refuser ce que d’autres essayent de nous communiquer. Goethe observait justement que « se confier, c’est nature; accueillir tel quel ce qu’on nous confie, c’est culture [9] ». Et dans ce champ éthique, je m’attacherai tout particulièrement au problème des excuses et du pardon, pour y montrer l’apport des travaux d’Austin, et les replacer sous le questionnement probablement plus vaste qu’y a ouvert Stanley Cavell. J’ajouterai que c’est pour moi très neuf, et que j’ai envie de ne pas aller trop vite, de savourer ce moment de découverte, de confusion et de clarification.
S’il y a quelque chose dont je ne suis pas plus fanatique qu’Austin, c’est de proposer d’avance un programme de questions. Je n’irai malheureusement pas beaucoup plus loin que cet énoncé des questions, mais je vais essayer de m’y tenir. Il s’agira d’abord d’indiquer en quoi les questions éthiques liées à la crédibilité se rapportent à un problème de communicabilité ; c’est par le Kant de la troisième critique que je pénètre dans l’univers de Cavell sinon d’Austin, et je chercherai à expliquer ce rapprochement. Pour mettre la crédibilité à l’épreuve, je prendrai ensuite l’exemple d’un pardon pas toujours très exemplaire : comment faire confiance aux excuses ? Mais la question sous laquelle cette réflexion se tient demeure celle de la fausse assurance avec laquelle un jugement, et notamment une position morale peuvent être affichés ou vous être communiqués sans que vous ayez rien à y redire. La première réponse à ce phénomène de la confiance feinte ou forcée, je l’emprunterai justement aux remarques de Stanley Cavell sur le trouble introduit par la dimension perlocutoire du langage.
CRÉDIBILITÉ ET COMMUNICABILITÉ Un problème kantien Ce problème de la communicabilité a été mon angle d’attaque initial pour rencontrer la question de la crédibilité, et il s’agissait au départ de la communicabilité du sentiment esthétique et des jugements de goût dans la « troisième critique », dont l’auteur est certainement influencé par celui des deux premières, mais se place visiblement dans une optique inédite. Le Kant de l’impératif catégorique ne se pose justement pas le problème pragmatique de la communicabilité et de la réceptivité qu’il rencontre avec autant de finesse dans la Critique de la faculté de juger [10]. Hannah Arendt (un auteur que j’ai découvert récemment pour son intérêt à cette même question) s’intéresse à ce Kant-là parce qu’elle « désire apaiser le sens commun, si gravement offensé par le besoin qu’a la raison de poursuivre, sans savoir où elle va, sa quête de signification [11] », et que c’est là pour elle un problème de philosophie politique que Kant a rencontré au même endroit. Kant observe, dit-elle, que la folie réside dans la perte du sens commun qui nous permet de juger en tant que spectateurs, et il a en vue une éthique des spectateurs capables de se communiquer les uns aux autres ce qu’ils éprouvent, tentant de le partager et éprouvant ainsi qu’ils sont bien dans le même monde [12]. Or, remarque-t-elle, cette communicabilité procure le plaisir supplémentaire, une sorte de plaisir de surcroît, celui de l’approbation, que notre jugement soit approuvé, soit partagé.
C’est en effet tout le problème du plaisir esthétique chez Kant dans la Critique de la faculté de juger : comment communiquer un goût, un amour, une joie, qui ne sont pleinement eux-mêmes qu’à être communiqués, qui n’existent qu’à être partagés. Il est tellement malheureux d’être heureux tout seul ! C’est que le plaisir esthétique est la réconciliation des facultés, et ce sentiment de ne faire qu’un avec sa vie ne peut être obtenu seul : il tient à la possibilité d’un accord entre les humains, à la possibilité d’un bonheur partagé. C’est pourquoi Kant n’hésite pas à dire que la communicabilité universelle de ce sentiment est ce qui rend possible le plaisir esthétique (§ 9), et qu’un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisqu’il ne pourrait pas en partager le plaisir, que le goût « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées » (§ 41). On retrouve d’ailleurs la même idée chez Hannah Arendt : « il ne peut y avoir de bonheur pour un homme si un ami ne le partage pas » et nos vrais amis sont plutôt « ceux à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur [13] ».
Le problème est qu’on ne peut pas forcer les autres à éprouver un plaisir [14]. Le plaisir est libre, c’est une sensation ou un sentiment libres. En voulant forcer autrui à éprouver un plaisir, à partager un plaisir, on peut leur faire mal, et d’autant plus que l’on est alors déçu : on ne voulait que leur faire plaisir ! Souvent, le plus grand malheur résulte ainsi du plus grand désir de bonheur. Ce qui est alors demandé, c’est de se résigner à cet échec de la communicabilité tout en continuant à désirer partager la joie, c’est de consentir à une communication déceptible, de cultiver justement une communicativité indissociable d’une déceptivité. Nous avons donc chez Kant, dans le jugement esthétique (qui est expérience, ou dans l’expérience esthétique qui est jugement), un modèle d’universalité tout différent de l’universalité théorique ou pratique de la raison : c’est une universalité incertaine, une universalité de communicativité non imposable, et qui ne peut se déployer qu’au fur et à mesure, de proche en proche, et sans que rien ne soit jamais acquis [15].
C’est pourquoi on retrouve ce que je disais de l’éthique, qu’elle ne saurait se réduire à des règles d’action, ni même au courage d’agir, mais qu’elle doit aussi aller jusqu’au courage de sentir, de ne pas s’anesthésier, s’amputer, se rétrécir, de ses propres sentiments et sensations, de ses propres joies ou plaisirs comme de ses propres souffrances, douleurs ou chagrins. Si notre horizon éthique consiste à sentir ce que nous faisons (à comprendre ce que nous faisons et ce que nous disons, à le vouloir vraiment), on peut dire qu’il y a une corrélation entre notre agir et notre sentir : nous ne pouvons agir vraiment que si nous pouvons sentir, et nous ne pouvons sentir vraiment que si nous pouvons agir. À cette première corrélation s’ajoute celle-ci, que nous ne pouvons nous anesthésier de nos peines qu’en nous anesthésiant de nos joies. Et cette troisième corrélation aussi essentielle, me semble-t-il, à l’éthique : que nous ne puissions nous anesthésier de nos joies ou de nos peines qu’en nous anesthésiant aux joies et aux peines des autres (et réciproquement).
Or je crois rejoindre ici ce qu’écrivait Sandra Laugier à propos de « Wittgenstein, la subjectivité et la voix intérieure » : « l’inconnaissabilité prétendue d’autrui déguise le refus ou l’angoisse de se connaître, ou plutôt de se sentir [16] ». Aujourd’hui, le scepticisme ambiant consiste à ne jamais surtout faire plaisir à autrui, de peur de lui faire du mal, ou de ne jamais accepter qu’il nous fasse plaisir, puisqu’il ne cherche qu’à se faire plaisir à lui-même ! Il consiste à ne jamais faire crédit à la possibilité de partager une joie, par une sorte d’individualisme thérapeutique et préventif. Mais c’est aussi que ce scepticisme est comme toujours une nostalgie de l’« un », le rêve d’une harmonie, d’une unanimité ou d’une communication parfaite, qui rend toute communication impossible et qui écrase la pluralité des êtres. Ce scepticisme voudrait la fraternisation, la compassion ou l’amour absolus, et retombe dans la solitude cynique. C’est ainsi que dans les temps obscurs, on idéalise ceux qui sont assez courageux ou assez cléments pour être « bons » tout seuls, retirés du monde [17], et déchargés du souci du monde et de ses conflits [18].
Mais Hannah Arendt reproche justement aux hommes de notre temps de faire trop facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car « avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable ; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables [19] ». Cet intervalle, c’est notre monde, et c’est que ce monde-ci, ce monde commun, ce monde ordinaire, soit bien notre seul théâtre d’apparition, élargi par notre capacité à différer ensemble, ou par notre capacité à nous retirer un par un [20]. C’est ce monde, cet intervalle partagé, qui est rétréci sinon écrasé par notre tentation d’être chacun différent tout seul, insensibilisé aux autres et sceptique quant à la possibilité de leur communiquer nos joies et nos douleurs [21]. Ou écrasé par notre tentation de nous retirer tous ensemble du monde commun, au nom d’une fraternité prétendument supra-politique, ou par la préparation fébrile d’un exode extra-terrestre.
À rebours de cette nostalgie de l’« un », il faudrait donc repartir au contraire du constat émerveillé que dans les mêmes situations nous ne dirions pas tous les mêmes choses, ou pas exactement, que nous parlerions « un peu différemment », comme Austin le montre dans son « plaidoyer pour les excuses ». Et qu’il faut « se jeter » sur le désaccord : « Car l’expliquer est presque toujours éclairant. Si nous tombons sur un électron qui tourne dans le mauvais sens, c’est une découverte, un prodige qu’il faut exploiter, non une raison pour abandonner la physique [22]. » On peut même pousser cette idée jusqu’à dire, comme le fait souvent Ricœur, que c’est la rigueur de la règle que de faire voir (sinon de permettre) ces irrégularités significatives.
Cette remarque sur le fait que nous répondons toujours un peu différemment aux mêmes questions, ou que nous réagissons diversement aux mêmes événements n’est pas à limiter au monde du langage : cette observation métalinguistique est aussi une observation métaphysique, que l’on peut reporter sur toute la gamme des êtres. Je le dirai avec le vocabulaire de Ravaisson dans son magnifique texte De l’habitude, en signalant que l’on peut tenter un rapprochement entre Ravaisson et Emerson. Tout être, et d’autant plus s’il est vivant et intelligent (on sent pointer Bergson), se manifeste par sa capacité à différer, à ne pas « être soumis sans réserve et immédiatement aux influences du dehors [23] », mais au contraire par un écart entre la réceptivité et l’activité, entre ce que l’on subit et ce que l’on agit, entre ce que l’on reçoit et ce que l’on donne. Or l’habitude joue un rôle essentiel dans ce phénomène, puisqu’elle atténue la réceptivité et facilite, augmente l’activité.
Mon problème de crédibilité et de communicabilité peut donc se formuler à peu près comme suit : m’intéresse tout ce à quoi on ne peut pas obliger autrui, ni d’ailleurs soi-même (la crédibilité bute sur les limites de l’autosuggestion), mais qui n’est pourtant pas inexprimable, qu’il n’est pas impossible de lui rendre sensible, de lui communiquer, de lui recommander. D’où ma grande proximité avec les thèses de « Passionate and performative utterances », et mon intérêt particulier pour la septième règle, la règle additionnelle du perlocutoire par rapport à l’illocutoire. Vous pouvez me refuser de partager mon sentiment, cela fait partie du jeu, et je dois montrer, en cherchant à vous le faire partager, que je sais que vous pouvez me le refuser. C’est à cette condition qu’un désir de communiquer (un plaisir, un désir) devient lui-même éventuellement désirable, par une sorte de zigzag sur lequel Cavell insiste avec bonheur.
Et cela rejoint un point souvent relevé par Austin, que l’on retrouve dans de nombreuses situations de la parole et de l’action et que, pour ma part, j’avais observé dans un premier travail sur le pardon [24] : c’est que l’on croit trop que les choses sont soit conditionnées au point d’en être automatiques, soit inconditionnées et quasi magiques. Mais quand « toutes » les conditions sont réunies, cela ne marche pas encore automatiquement, cependant que lorsqu’elles ne sont pas du tout réunies, cela a peu de chance de marcher. On comprendra sans peine l’importance éthique de ce genre de remarque.

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